Page:Floréal, édition du 1920-08-28.djvu/21

Cette page a été validée par deux contributeurs.

devanture d’un joaillier et dont vous avez envie, ou bien une de ces dames portait-elle une robe qui vous a paru plus belle que la vôtre ?

— Non, mon cher seigneur, mes bijoux me suffisent, et je pense bien que, grâce à vous, j’ai les plus belles robes de Paris.

— Alors, pourquoi cette mélancolie ?

— Un peu de fatigue, peut-être.

Car vous pensez bien que la jeune Azalaïs n’osait pas avouer à son mari la cause de sa tristesse. C’est qu’elle l’aimait, son Jean des Sèbes, de toute la force de sa petite âme, et, le regardant du coin de l’œil, souvent elle se disait :

— Ah ! pourquoi est-il si riche, pourquoi est-il poète ? Comme nous aurions été heureux, dans une roulotte, à courir les votes, tous les deux !

Et elle soupirait fort.

Que vous dirai-je ? un jour, elle n’y put tenir. On était au mois d’août, on se trouvait à Deauville dans une superbe villa ; Azalaïs reçut une lettre du père, qui disait qu’on allait partir pour la vote d’Orange. Alors, ce fut une folie qui s’empara d’elle, et, comme Jean des Sèbes persillait sur la plage, elle prit sa plus vilaine robe, son chapeau le plus défraîchi, et, sans valise, sans malle, fila vers le Comtat-Venaissin non sans avoir laissé une lettre à Jean des Sèbes où elle lui expliquait longuement pourquoi elle était triste et pourquoi elle partait.

Quand Jean des Sèbes lut cette lettre, il haussa les épaules et dit :

— Elle est folle. Elle reviendra.

Mais quinze jours passèrent et elle ne revint pas.

Alors ce fut lui qui se languit, car il l’avait épousée par pur esthétisme, sa jolie carabassaïre, le poète avait fini par l’aimer pour tout de bon.

Et Jean des Sèbes partit pour le Midi ; il s’informa des votes ; c’était celle de Bollène, il s’y rendit. Et là, derrière le vire-vire où l’on gagne un objet en porcelaine ou en cristal bien tintant, il aperçut sa belle Azalaïs, rose et souriante, qui faisait tourner la carabasse.



— C’est toi, Jean.

— Te voilà donc, Azalaïs.

Et ils s’embrassèrent, et pour la première fois de leur vie ils se tutoyèrent.

— Ainsi, tu ne veux plus revenir à Paris.

Azalaïs soupira.

— Alors, puisque tu ne veux pas revenir, c’est donc moi qui dois te suivre, car, en vérité, je ne puis me passer de toi.

— Eh quoi, tu consentirais ?

Mais Jean des Sèbes releva la tête.

— Homéros, notre ancêtre à nous les poètes, chantait par les villages de la Grèce, pourquoi ne tiendrais-je pas une carabasse ? Rien ne déshonore un poète.

Et ma foi, il fit comme il le dit.



Si cette histoire n’était pas authentiquement vraie c’est à peine si elle serait croyable. Mais j’ai connu Jean des Sèbes, j’ai connu Azalaïs, et, si vous doutez de ma parole, quand les cigales chanteront, courez les votes de notre Comtat, informez-vous, et si j’ai menti d’un seul iota, je veux bien, le restant de mes jours, passer pour un Gascon.


Rodolphe BRINGER.