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SALAMMBÔ

l’effort, mais on sent chez lui l’opiniâtre volonté du lutteur sûr de gagner la partie : « À chaque ligne, à chaque mot, je surmonte des difficultés dont personne ne me saura gré. Car si mon système est faux, l’œuvre est ratée. Quelquefois je me sens épuisé et las jusque dans la moelle des os, et je pense à la mort avec avidité, comme un terme à toutes ces angoisses. Puis ça remonte tout doucement. Je me re-exalte et je re-tombe — toujours ainsi ». (Lettre à Feydeau, Correspondance, III, p. 229.)

Au mois de mai 1860, il achève, ivre d’exaltation, le chapitre VII : Hamilcar Barca. Mais voici la Bataille du Macar ; dans ses ébauches nous en trouvons certaines pages refaites 14 fois, tel ce passage : C’était le corps des hoplites, et le chapitre entier a été repris 9 fois. « Ce n’est pas une petite besogne que la narration et description d’une bataille antique, car on retombe dans l’éternelle bataille épique, qu’ont faite, d’après Homère, tous les écrivains nobles. » L’écriture de ce chapitre semble avoir duré trois mois, car au mois d’août, Flaubert écrit à Feydeau : « Ma bataille du Macar est terminée, provisoirement du moins, car je n’en suis pas satisfait, c’est à reprendre, cela peut être mieux. » Au mois d’octobre, le chapitre IX : En campagne, est écrit : « C’est un tour de force… Le style est autant sous les mots que dans les mots. C’est autant l’âme que la chair d’une œuvre. » Les craintes qu’il éprouvait au chapitre IV, sur les situations répétées, surgissent de nouveau, en écrivant le chapitre XII : L’aqueduc. « Carthage me fera crever de rage, écrit-il à Feydeau, je suis maintenant plein de doutes sur l’ensemble, sur le plan général : je crois qu’il y a trop de troupiers. Ma volonté ne faiblit point cependant, et je continue. Je commence maintenant le siège de Carthage… Pour te donner une idée du petit travail préparatoire que certains passages me demandent, j’ai lu depuis hier 60 pages in-folio à deux colonnes de la Pohorcétique de Juste-Lipse. Voilà. » À Goncourt et à Louis Bouilhet, il exprime encore plus brutalement ses doutes et son émotion, en pensant que son livre peut être « embêtant à crever ». Louis Bouilhet lui répond par cette curieuse lettre (inédite) non datée : « Tu me parais embêté de ton côté et ton XIIe chapitre est long à venir, mais il viendra comme les autres. Quant à ce que tu dis du plan général, je n’en sais rien. Je crois que les petits faits sont nécessaires, c’est la fatalité du sujet et le moyen d’échapper aux allures épiques et poncives.

« Si c’était une pièce de théâtre, tu aurais raison de craindre les situations répétées. Si c’était même un roman de fantaisie pure, ce serait une chose fâcheuse, mais note que, s’il y a un côté fantaisiste dans ton sujet — à savoir, la fille d’Hamilcar — tout le reste est historique et s’est reproduit et répété aussi, livre en main, forcément. Tu n’as pas le droit de changer ça.