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et il allait, palpé, piqué, déchiqueté par tous ces doigts ; lorsqu’il était au bout d’une rue, une autre apparaissait ; plusieurs fois il se jeta de côté pour les mordre, on s’écartait bien vite, les chaînes le retenaient, et la foule éclatait de rire.

Un enfant lui déchira l’oreille ; une jeune fille, dissimulant sous sa manche la pointe d’un fuseau, lui fendit la joue ; on lui enlevait des poignées de cheveux, des lambeaux de chair ; d’autres, avec des bâtons où tenaient des éponges imbibées d’immondices, lui tamponnaient le visage. Du côté droit de sa gorge, un flot de sang jaillit ; aussitôt le délire commença. Ce dernier des Barbares leur représentait tous les Barbares, toute l’armée ; ils se vengeaient sur lui de tous les désastres, de leurs terreurs, de leurs opprobres. La rage du peuple se développait en s’assouvissant ; les chaînes trop tendues se courbaient, allaient se rompre ; ils ne sentaient pas les coups des esclaves frappant sur eux pour les refouler ; d’autres se cramponnaient aux saillies des maisons ; toutes les ouvertures dans les murailles étaient bouchées par des têtes ; et le mal qu’ils ne pouvaient lui faire, ils le hurlaient.

C’étaient des injures atroces, immondes, avec des encouragements ironiques et des imprécations ; et comme ils n’avaient pas assez de sa douleur présente, ils lui en annonçaient d’autres plus terribles encore pour l’éternité.

Ce vaste aboiement emplissait Carthage, avec une continuité stupide. Souvent une seule syllabe, une intonation rauque, profonde, frénétique, était répétée durant quelques minutes par le peuple entier. De la base au sommet les murs