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très lourde. Les gens d’un esprit supérieur, seuls, honoraient ces Abaddirs, tombés de la lune. Par leur chute, ils signifiaient les astres, le ciel, le feu ; par leur couleur, la nuit ténébreuse, et par leur densité, la cohésion des choses terrestres. Une atmosphère étouffante emplissait ce lieu mystique. Du sable marin, que le vent avait poussé sans doute à travers la porte, blanchissait un peu les pierres rondes posées dans les niches. Hamilcar, du bout de son doigt, les compta les unes après les autres ; puis il se cacha le visage sous un voile de couleur safran, et, tombant à genoux, il s’étendit par terre, les deux bras allongés.

Le jour extérieur frappait contre les feuilles de lattier noir. Des arborescences, des monticules, des tourbillons, de vagues animaux se dessinaient dans leur épaisseur diaphane ; et la lumière arrivait, effrayante et pacifique cependant, comme elle doit être par derrière le soleil, dans les mornes espaces des créations futures. Il s’efforçait à bannir de sa pensée toutes les formes, tous les symboles et les appellations des dieux, afin de mieux saisir l’esprit immuable que les apparences dérobaient. Quelque chose des vitalités planétaires le pénétrait, tandis qu’il sentait pour la mort et pour tous les hasards un dédain plus savant et plus intime. Quand il se releva, il était plein d’une intrépidité sereine, invulnérable à la miséricorde, à la crainte, et comme sa poitrine étouffait, il alla sur le sommet de la tour qui dominait Carthage.

La ville descendait en se creusant par une courbe longue, avec ses coupoles, ses temples, ses toits d’or, ses maisons, ses touffes de palmiers, çà et là, ses boules de verre d’où jaillissaient des