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daient sans doute avec une anxiété fort grande. Mais comme nous jouissons du bonheur insigne de n’exercer aucun métier, de n’être décorés d’aucun titre ni revêtus d’aucune qualité, il leur fallut se résigner à n’apprendre que deux noms fort inconnus à Pont-l’Abbé, comme ailleurs. Jamais cependant ils ne purent croire que nous fussions des messieurs cheminant à pied pour leur récréation personnelle, cela leur paraissait inouï, absurde ; nous étions des dessinateurs ou des leveurs de plan qui voyageaient par ambition pour faire mieux que les autres et gagner par là la croix d’honneur ; nous étions salariés par le gouvernement pour inspecter les routes et surveiller les allumeurs des phares ; nous avions une mission secrète, un travail clandestin que nous ne voulions pas dire afin de surprendre les gens et de faire notre coup ; il y avait en nous quelque chose d’incompréhensible, de contradictoire et de ténébreux, et nous les effrayions presque, tant nous leur semblions étranges.

Non, vive Dieu ! rien de tout cela ne nous pousse. Nous ne sommes que des contemplateurs humoristiques et des rêveurs littéraires ; nous passons notre vie à regarder le soleil et à lire les maîtres. Si cela n’emplit pas la poche comme de faire du suif, des bottes et des lois, si les gendarmes le comprennent peu, et que les bourgeois en rient de pitié, c’est donc pour nous seuls alors, et tant mieux mille fois, que vous étendez vos horizons, grèves et prairies que labourent nos