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commençâmes à déchiqueter avec nos ongles et nos mains la tranche de veau froid qui s’y bocquesonnait contre le morceau de pain.

Couchés par terre sur les feuilles tombées, nous dînâmes entre nos jambes, en faisant sécher au bout des branches d’arbres nos chaussettes et nos souliers tout trempés d’eau de mer. Lorsque la nappe fut ôtée et qu’une bonne pipe nous eut remis de nos fatigues, nous ramassâmes le bâton et nous repartîmes.

Voulant traverser l’île dans sa largeur, nous nous dirigeâmes d’après le soleil et allâmes droit en face de nous ; mais bientôt perdus dans la campagne, nous ne cherchâmes plus dès lors qu’à retrouver la mer dont le rivage, si nous le suivions toujours, devait nous ramener enfin au Palais soit le soir, soit dans la nuit ou le lendemain matin, car nous ne savions plus où il était, ni nous-mêmes où nous étions.

N’importe, c’est toujours un plaisir, même quand la campagne est laide, que de se promener à deux tout au travers, en marchant dans les herbes, en traversant les haies, en sautant les fossés, abattant des chardons avec votre bâton, arrachant avec la main les feuilles et les épis, allant au hasard comme l’idée vous pousse, comme les pieds vous portent, chantant, sifflant, causant, rêvant, sans oreille qui vous écoute, sans bruit de pas derrière vos pas, libres comme au désert !

Ah ! de l’air ! de l’air ! de l’espace encore ! Puisque nos âmes serrées étouffent et se meurent