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d’un seul coup la Providence de tous ceux dont elle m’a comblé dans ma vie. J’ai été embrassé par des princesses de sang royal, j’ai dîné avec un Montmorency (il m’a même offert du cidre), j’ai été servi par un Rohan, j’ai trinqué avec Louis Fessard et j’ai tapé sur la bedaine aux cardinaux !

Tout le passé de Quiberon se résume dans un massacre. Sa plus rare curiosité est un cimetière ; il est plein, il regorge, il fait craquer ses murs, il déborde dans la rue. Les pierres tassées se brisent aux angles, montent les unes sur les autres, s’envahissent, se submergent et se confondent, comme si les morts, gênés dessous, soulevaient leurs épaules pour sortir de leurs tombeaux. On dirait de quelque océan pétrifié dont toutes ces tombes font les vagues et où les croix seraient les mâts des vaisseaux perdus.

Au milieu, un grand ossuaire tout ouvert reçoit les squelettes de ceux que l’on désensevelit pour faire place aux autres. De qui donc cette pensée : la vie est une hôtellerie, c’est le cercueil qui est la maison ? Ceux-ci ne restent pas dans la leur, ils n’en sont que les locataires et on les en chasse à la fin du bail. Tout autour de cet ossuaire, où cet amas d’ossements ressemble à un fouillis de bourrées, est rangée, à hauteur d’homme, une série de petites boîtes en bois noir, de six pouces carrés chacune, recouvertes d’un toit, surmontées d’une croix, et percées sur la face antérieure d’un cœur à jour qui laisse voir dedans une tête de mort. Au-dessus du cœur, on lit en lettres peintes :