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le samedi soir à 6 heures, après un dîner très gai à bord ; le bord me chérit, je dis beaucoup de facéties, je passe pour un homme très spirituel.

Journées du dimanche et du lundi assez tranquilles, de la houle ; lundi, vers 3 heures, la mer grossit, le vent debout ne nous quitte plus ; nous piquons dedans, on met les voiles pour appesantir le navire. La nuit fut rigoureuse. Mme Codrika embêtait son mari : « Tes pauvres betits henfants ! c’est l’orgueil de l’être, etc. ». Suée du pauvre homme, profil de l’homme tanné au superlatif ! Il est sorti de sa chambre, débraillé, oppressé, pâle et, me prenant la main : « Vous n’êtes pas marié, vous, mon ami, vous êtes bien heureux ! » Je reste sur le pont, accroché à un cordage de l’arrière ; l’officier de quart ne peut se tenir debout ; tout pète, craque et tremble, une écoute se casse comme un fil ; le gros chien d’Abbas-Pacha ne sait où se mettre, celui du maître d’équipage se cache derrière le compas. J’essaie de me coucher à diverses places ; le commandant, tout habillé, dort sur son canapé, le garçon de service par terre dans le carré, enveloppé d’un prélart. De temps à autre je ris malgré moi du grotesque qui se passe gens qui gueulent et qui dégueulent, craquements du navire, toutous errants, M. et Mme Codrika qui se disputent. À chaque lame le bateau s’enfonce de tribord et se relève furieusement en faisant la poêle.

Je sens des instincts marins, l’eau salée m’écume au cœur, il me prend des envies de monter dans les haubans et de chanter ; en d’autres moments je suis embêté une seconde, en songeant qu’après tout on peut périr en mer. Codrika près de moi,