Page:Flaubert - Notes de voyages, I.djvu/83

Cette page a été validée par deux contributeurs.
80
NOTES DE VOYAGES.

et rentrait dans son domaine, ce paletot, en revanche, cet infâme paletot était bien à son maître, à lui seul, il y tenait par les racines les plus secrètes de sa vie. Sans doute qu’ils savaient bien des secrets l’un de l’autre, et qu’ils avaient de compagnie traversé l’averse des mauvais jours. Pauvre homme qui avait compté sur le soleil… le froid était venu ; il avait fallu montrer sa guenille.

Quant à moi, tourmenté par ma bosse de la causalité, je me promenais de long en large sur le pont du bateau, cherchant en mon intellect dans quelle catégorie sociale faire rentrer ces gens, et, de temps à autre, pour secourir mon diagnostic, jetant un coup d’œil à la dérobée, sur les adresses des caisses, cartons et étuis entassés pêle-mêle au pied de la cheminée.

Car j’ai cette manie de bâtir de suite des livres sur les figures que je rencontre. Une invincible curiosité me fait me demander, malgré moi, quelle peut être la vie du passant que je croise. Je voudrais savoir son métier, son pays, son nom, ce qui l’occupe à cette heure, ce qu’il regrette, ce qu’il espère, amours oubliés, rêves d’à présent, tout, jusqu’à la bordure de ses gilets de flanelle et la mine qu’il a quand il se purge. Et si c’est une femme (d’âge moyen surtout) alors la démangeaison devient cuisante. Comme on voudrait tout de suite la voir nue, avouez-le, et nue jusqu’au cœur ! Comme on cherche à connaître d’où elle vient, où elle va, pourquoi elle se trouve ici et pas ailleurs ! Tout en promenant vos yeux sur elle, vous lui faites des aventures. Vous lui supposez des sentiments. On pense à la chambre qu’elle doit avoir, à mille choses encore, et que sais-je ?