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NOTES DE VOYAGES.

pages noircies un long regard d’adieu ; puis, les repoussant, j’ai reculé ma chaise de ma table et je me suis levé. Alors j’ai marché de long en large dans ma chambre, les mains dans les poches, le cou dans les épaules, les pieds dans mes chaussons, le cœur dans ma tristesse.

C’était fini. J’étais sorti du collège. Qu’allais-je faire ? J’avais beaucoup de plans, beaucoup de projets, cent espérances, mille dégoûts déjà. J’avais envie d’apprendre le grec. Je regrettais de n’être pas corsaire. J’éprouvais des tentations de me faire renégat, muletier ou camaldule. Je voulais sortir de chez moi, de mon moi, aller n’importe où, partout, avec la fumée de ma cheminée et les feuilles de mon acacia.

Enfin, poussant un long soupir, je me suis rassis à ma table. J’ai enfermé sous un quadruple cachet les cahiers de papier blanc, j’ai écrit dessus, avec la date du jour, « papier réservé pour mon prochain voyage », suivi d’un large point d’interrogation, j’ai poussé cela dans mon tiroir et j’ai tourne la clef.

Dors en paix, sous ta couverture, pauvre papier blanc qui devais contenir des débordements d’enthousiasme et les cris de joie de la fantaisie libre. Ton format était trop petit et ta couleur trop tendre. Mes mains plus vieilles rompront un jour tes cachets poudreux. Mais qu’écrirai-je sur toi ?

II

Il y a déjà dix ans de cela. Aujourd’hui je suis sur le Nil et nous venons de dépasser Memphis.