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la tentation de saint antoine

Comme nous avons abusé de la lune ! du soleil ! de la mer ! Si bien que la lune en est pâlie, que le soleil en est moins chaud et que, même, l’Océan en semble plus petit !

Nous avons quitté nos familles. Le pays est oublié, et nous portons nos dieux dans nos charrettes de voyage. Quand nous passons par les pays, on se met aux fenêtres, on laisse les charrues, et les mères, par la main, retiennent leurs enfants, de peur que nous les emportions avec nous.

On a craché sur nos guitares, on a couvert de boue les arabesques de diamants qui se chamarraient sur nos poitrines. La pluie des gouttières a coulé le long de nos dos, tout le désespoir de la vie a ruisselé par notre âme, et nous avons été dans la campagne pour y pleurer tout seuls…

Ohé ! ohé !…

Essuyons sur l’herbe la poussière qui salit nos brodequins d’or, relevons la tête, soyons beaux, soyons fiers ! Tournons, tournons sur nos chevaux de manège qui galopent sans trêve et ruent du sable à la face du peuple applaudissant. L’Idée, comme eux, avec des pompons roses à la crinière, nous porte sur sa croupe où nous restons debout. Humons la fumée de ses naseaux, et claquons des doigts et frappons du talon, pour qu’elle coure plus vite encore…

Ohé ! ohé !…