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première version

ment ce plaisir farouche ! gratte ta plaie ! adore-toi !

ANTOINE

Je m’abaisserai, Seigneur ! Je courberai dans la poussière mon front et mon orgueil. Je veux me tenir devant toi continuellement, comme un bélier sur l’autel, comme un holocauste qui fume.

Alors
LE DIABLE écarte d’un geste tous les Péchés et, s’avançant courbé vers saint Antoine :

Oui ! repousse-les ! Elles sont vieilles et tu n’as plus besoin d’elles pour venir à moi ! Ne vois-tu pas quel désir du mal fait haleter les hommes à ma poursuite, depuis le commencement du monde ? Mais nous nous touchons, — maintenant je les étreins. Le souille que j’exhale est l’atmosphère de leurs pensées, et moi qui les perdais par le corps, je les perds par l’esprit. Un vertige nouveau pousse à l’abîme l’humanité rassasiée ! Entends-tu les civilisations pourries craquer dans les ténèbres, comme des palais qui s’écroulent ? Les Dieux sont morts, Babel recommence ! Le Mal enfin triomphe, et, par toutes les voix, il entonne, dans l’immensité vaincue, l’hosanna formidable de son apothéose !… Veux-tu qu’il passe en toi ?… Veux-tu te repaître de sa beauté infinie ?… Veux-tu devenir le Diable ?