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LA TENTATION DE SAINT ANTOINE

chantaient, quand Bacchus s’enivrait, quand Vénus, avec tous les Dieux, s’abandonnait aux Amours, régulatrice travailleuse je restais seule à ma tâche : je méditais les lois, je préparais la victoire, j’étudiais les plantes, les pays, les âmes ; — j’allais partout, visitant les héros, j’étais la Prévoyance, l’invincible Lumière, l’Énergie même du grand Zeus.

De quel rivage souffle ce vent qui me trouble la tête ? Dans quel bain de magicienne a-t-on plongé mon corps ? Sont-ce les sucs de Médée, ou les onguents de Circé, la lascive ? Mon cœur défaille, je vais mourir.

MARS, très pâle.

J’ai peur comme un esclave en fuite, je me cache dans les ravins. Pour mieux courir, j’ai défait ma cuirasse, j’ai retiré mes jambarts, j’ai jeté mon épée, j’ai abandonné ma lance.

Il se regarde les mains.

N’ai-je plus de sang dans les veines, que mes mains sont si blanches ? Ah ! comme je bouffissais mes joues dans les trompettes d’airain ! Comme je pressais entre mes cuisses nerveuses mes étalons à large croupe ! Les panaches rouges, se tordant, brillaient au soleil ; les rois, la tête haute, s’avançaient hors des tentes et les deux armées faisaient un grand cercle pour les voir.