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LA TENTATION DE SAINT ANTOINE

L’homme alors pâlissait au bruit de mes abîmes, à la voix des animaux, aux éclipses de la lune. Il se roulait sur mes fleurs, il grimpait dans mes feuillages, il ramassait sur les grèves les perles blondes et les coquilles contournées. À la fois Nature et Dieu, principe et but, j’étais infinie pour lui, et son Olympe ne dépassait point la hauteur de mes montagnes.

Il a grandi, ô Uranus ! et, comme tu faisais autrefois des Cyclopes mes fils, que tu emprisonnais dans mes entrailles, maintenant il creuse mes pierres pour y placer ses rêves et marquer plus de désespoir.

SATURNE, l’air farouche, la poitrine et les bras nus, la tête à demi couverte par son manteau et tenant à sa main sa harpe recourbée.

De mon temps, le regard de l’homme était pacifique comme celui des bœufs. Il riait d’un gros rire et dormait d’un sommeil lourd.

Contre le mur d’argile, sous le toit de branchage, le porc se fumait lentement au feu clair des feuilles sèches, ramassées quand arrivent les grues. La marmite bouillait pleine de mauves et d’asphodèles. L’enfant inepte croissait près de sa mère. Sans chemins et sans désirs, les familles isolées vivaient en paix dans des campagnes profondes, le laboureur ne sachant pas qu’il y eût des mers, ni le pêcheur, des plaines, ni l’observateur des rites, d’autres dieux.