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LA TENTATION DE SAINT ANTOINE
Il est plein : les Dieux l’encombrent : dieux à plusieurs têtes, à plusieurs bras, à plusieurs pieds, rayonnants d’auréoles, et qui semblent engourdis dans des abstractions éternelles. Des serpents s’enroulent à leurs corps, passent entre leurs cuisses, et, se dressant, puis se courbant, s’inclinent au-dessus d’eux, comme des berceaux de couleur. Ils sont assis sur des vaches, sur des tigres, sur des perroquets, sur des gazelles, sur des trônes à triples étages. Leurs trompes d’éléphants

se balancent comme des encensoirs, leurs yeux scintillent comme des étoiles, leurs dents bruissent comme des glaives.
Ils portent, dans les mains, des roues de feu qui tournoient, des triangles sur la poitrine, des têtes de mort autour du cou, des palmes vertes sur les épaules. Ils pincent des harpes, chantent des hymnes, crachent des flammes, respirent des fleurs. Des plantes descendent de leur nez, des jets d’eau jaillissent de leurs têtes.
Des déesses couronnées de tiares allaitent des Dieux qui vagissent à leurs mamelles, rondes comme des mondes ; et d’autres, suçant l’ongle de leur pied, s’enveloppent dans les voiles clairs qui réfléchissent, sur leur surface, la forme confuse des créations.
La Mort fait claquer son fouet : le Gange lâche les guides, les Dieux pâlissent. Ils s’accrochent les uns contre les autres, ils se mordent les bras, leurs saphirs se brisent, leurs lotus se fanent. Une déesse qui portait trois œufs dans son tablier les casse par terre.

Ceux qui avaient plusieurs têtes se les tranchent avec leurs épées ; ceux qui étaient entourés de serpents s’étranglent dans leurs anneaux : ceux qui buvaient dans des tasses les jettent par-dessus leurs épaules. Ils pleurent, ils se cachent la face dans les tapis de leurs sièges.
ANTOINE s’avance en haletant.

Pourquoi cela ? pourquoi donc ?