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LA TENTATION DE SAINT ANTOINE

Quelle tristesse ! Oh ! comme la nuit est froide ! Je sens peser sur mon âme des linceuls mouillés ! J’ai la mort dans le ventre !

Il va s’asseoir sur le banc et il s’y ratatine, les bras croisés, les paupières closes ; — puis, se renversant la tête, il se met à la frapper contre la muraille à grands coups réguliers, et il compte :

Une… deux… trois !… une, deux !… une, deux !

Il s’arrête : le cochon se lève et va se coucher à une autre place.

D’où vient que je fais ce que je fais ? que je suis ce que je suis ? j’aurais pu être autre chose ! Si j’étais né un autre homme j’aurais eu alors une autre vie, et je n’aurais même rien connu de la mienne ! Si j’étais arbre, par exemple, je porterais des fruits, j’aurais un feuillage, des oiseaux, je serais vert !

Pourquoi n’est-ce pas le cochon qui est moi, pourquoi ne suis-je pas lui ?

… Oh ! comme je souffre ! je me déteste ! Si je pouvais, je m’étoufferais !

LE COCHON

Je m’assomme moi-même ! j’aimerais mieux me voir réduit en jambons et pendu par les jarrets aux crocs des charcutiers !

Et le cochon, se jetant à plat ventre, s’enfonce le groin dans le sable. Saint Antoine, s’arrachant les cheveux, tournoie, chancelle, balbutie et tombe sur le seuil de sa cabane.