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LA TENTATION DE SAINT ANTOINE

ton âme pose tout et que cette âme soit mensonge, que deviendra la certitude de ce qui est posé ? que seras-tu ? qu’y aura-t-il ? Pendant le sommeil de la vie, l’homme comme un dieu engourdi, sent confusément qu’il rêve. Mais si jamais ne venait le réveil ? si tout cela n’était qu’une dérision ? qu’il n’y eût que néant ? Ah ! ah ! tu ne conçois pas que le néant puisse être ? Mais si c’était l’absurde au contraire qui fût le vrai ? Y a-t-il même quelque chose de vrai ? On ne prouve rien, et quand même on prouverait tout, jamais une preuve n’existe que par rapport au monde qu’elle concerne et à l’intelligence qui la perçoit. Et si ce monde lui-même n’est pas, si cet esprit n’est pas ? Ah ! ah ! ah !

ANTOINE, suspendu dans l’air, flotte en face du Diable et touche son front avec son front.

Mais tu es, toi… pourtant… je te sens !

LE DIABLE, ouvre la gueule.

Oui, j’y vais ! j’y vais !

Le Diable ouvre les bras. Antoine avance les siens. Mais, dans ce geste, sa main frôlant sa robe heurte son chapelet. Il pousse un cri et tombe.


Il se retrouve devant sa cabane étendu tout à plat, sur le dos, immobile.

Il fait nuit, et les deux prunelles du cochon luisent dans l’ombre ; — peu à peu cependant, saint Antoine se ranime, il se relève à demi, il palpe la terre à l’entour, il regarde.