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première version

un fruit rouge au tranchant des glaives !… Ah ! j’aimerais mieux cela ! j’aimerais mieux cela !

Et il aperçoit soudain l’intérieur d’une tour. Elle est percée d’un créneau qui découpe tout en haut, dans la couleur sombre du mur, un étroit carré de ciel bleu ; — et un filet de sable coule par ce créneau,

sans bruit, continuellement, de manière à emplir peu à peu la tour.
Il y a sur le sol des masses grises d’une forme étrange, vagues comme des statues en ruines. Une sorte de palpitation les agite, et Antoine à la fin reconnaît des hommes, tous assis par terre, les deux bras sur les genoux, le poing sous les aisselles et tenant à leur main droite un couteau, dans une attitude farouche et désespérée. Ils relèvent la tête lentement. Leurs cheveux et les poils de leur barbe sont blancs de poussière, leurs prunelles toutes jaunes, leurs pommettes aiguës, et leurs narines bordées de noir, comme celles des gens qui vont mourir. Ils viennent l’un après l’autre, en se traînant, frapper à la même place contre les pierres du mur, puis ils laissent retomber leurs grands bras maigres, pareils à des ceps de vigne desséchés.
Mais un rat passe vite au milieu d’eux. Ils se jettent dessus avec leurs couteaux, et Antoine ne distingue plus rien, tant la mêlée devient furieuse.

Il les revoit accroupis tous en rond, devant un cadavre mutilé, dont ils prennent avec leurs mains de grands lambeaux. Des perles rouges suintent sur la muraille. Leurs yeux roulent effroyablement, leurs dents bruissent comme des fers de faulx qui s’entre-choquent, et saint Antoine les entend murmurer : « Nos pères ont mangé des raisins verts et nous avons les dents tout agacées ». — Mais le sable qui descend par le créneau s’accumule autour d’eux, monte jusqu’à leurs épaules, et ils répètent : « Nos pères ont mangé des raisins verts et nous avons les dents tout agacées ». Le sable monte jusqu’à leurs lèvres, jusqu’à leurs yeux, jusqu’à leur front. Le sommet des crânes seul apparaît. Tout est recouvert et l’on n’entend plus rien.