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première version
bronze à pieds d’argent et les longues buires d’où ruisselle un vin noir, des chœurs de musiciens couronnés de violettes pincent de grandes harpes, en chantant d’une voix vibrante, — et, tout au fond, plus haut, seul, coiffé de la tiare et vêtu d’écarlate, mange et boit, le Roi Nabuchodonosor.


Derrière lui, une statue colossale faite à son image étouffe des peuples entre ses bras, et, portant un diadème de pierres creuses qui renferment des lampes, projette tout à l’entour des rayonnements bleus.
Aux quatre coins de sa table, quatre prêtres, en manteaux blancs et bonnets pointus, tiennent des encensoirs dont ils l’encensent. Par terre, sous lui, rampent les rois captifs sans pieds ni mains, auxquels il jette à manger ; et plus bas se tiennent ses frères, avec un bandeau sur les yeux, étant tous aveugles.
Les esclaves courent portant des plats, des femmes circulent versant à boire, les corbeilles crient sous le poids des pains, et un dromadaire chargé d’outres percées passe et revient, laissant couler de la verveine pour rafraîchir les dalles. Les couteaux miroitent, les fleurs s’effeuillent, les pyramides de fruits s’écroulent, les candélabres brûlent.
Des belluaires amènent en souriant des lions qui se mettent à gronder. Des danseuses, les cheveux pris dans des filets, tournent sur les mains, en crachant du feu par les narines. Des bateleurs nègres jonglent, des oiseaux s’envolent, des enfants nus se lancent des pelotes de neige qui s’écrasent en tombant contre les argenteries claires. Les cymbales retentissent, le roi boit. Il essuie avec son bras les parfums de sa figure. Il mange dans les vases sacrés. Il roule des yeux.
C’est comme le bruit de la mer, tant il y a de monde ! Et un nuage flotte sur le festin, tant il y a de viandes et d’haleines ! Quelquefois une flammèche des grands flambeaux s’envole, arrachée par le vent, et traverse la nuit comme une étoile qui file.

Tout à coup un homme vêtu de peaux de chèvre apparaît. Le roi tombe de son trône, les colonnes avec leurs chapiteaux se renversent comme des arbres, les plats s’entre-choquent comme des vagues d’or, tout le