Page:Flaubert - La Première Tentation de Saint Antoine, éd. Bertrand, 1908.djvu/162

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
116
LA TENTATION DE SAINT ANTOINE

Non ! je ne veux pas !

Il donne un coup de pied dans la coupe : la vision disparaît.

Ah ! quand donc serai-je tranquille ? Quel pécheur je fais ! Je ne puis avoir une idée sans perdre mon âme ! À moi ! à moi, souffrances de la | chair !

Il saute sur sa discipline.
LE COCHON se réveille.

Quel rêve !

J’étais au bord d’un étang. J’y suis entré, car j’avais soif, et l’onde, tout à coup, s’est changée en lavure de vaisselle. Alors une brise chaude comme une exhalaison de cuisine a poussé vers ma gueule des restes de nourriture qui flottaient au loin, çà et là. Plus j’en mangeais, plus j’en voulais manger, et je m’avançais continuellement, faisant avec mon corps un sillon dans cette bouillie claire. J’y nageais éperdu, je me disais : «  Dépêchons-nous » ! La pourriture de tout un monde s’étalait autour de moi pour satisfaire mon appétit. J’entrevoyais, dans la brume, des caillots de sang noir, des flaques d’huile, des intestins bleus et les excréments de toutes les bêtes, avec le vomissement des orgies et le pus verdâtre qui suinte des plaies. Cela s’épaississait sous moi. J’enfonçais des quatre pattes ; une averse nauséabonde, qui tombait menue comme des aiguilles, me piquait