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Mlle Vatnaz, en écartant d’une main les branches d’un troène qui lui masquait la vue de l’estrade, contemplait le chanteur, fixement, les narines ouvertes, les cils rapprochés, et comme perdue dans une joie sérieuse.

— « Très bien ! » dit Arnoux. « Je comprends pourquoi vous êtes ce soir à l’Alhambra ! Delmas vous plaît, ma chère. »

Elle ne voulut rien avouer.

— « Ah ! quelle pudeur ! »

Et, montrant Frédéric :

— « Est-ce à cause de lui ? Vous auriez tort. Pas de garçon plus discret ! »

Les autres, qui cherchaient leur ami, entrèrent dans la salle de verdure. Hussonnet les présenta. Arnoux fit une distribution de cigares et régala de sorbets la compagnie.

Mlle Vatnaz avait rougi en apercevant Dussardier. Elle se leva bientôt, et, lui tendant la main :

— « Vous ne me remettez pas, monsieur Auguste ? »

— « Comment la connaissez-vous ? » demanda Frédéric.

— « Nous avons été dans la même maison ! » reprit-il.

Cisy le tirait par la manche, ils sortirent ; et, à peine disparu, Mlle Vatnaz commença l’éloge de son caractère. Elle ajouta même qu’il avait le génie du cœur.

Puis on causa de Delmas, qui pourrait, comme mime, avoir des succès au théâtre ; et il s’ensuivit une discussion, où l’on mêla Shakespeare, la Censure, le Style, le Peuple, les recettes de la Porte-Saint-Martin, Alexandre Dumas, Victor Hugo et Dumersan. Arnoux avait connu plusieurs actrices célèbres ; les jeunes gens se penchaient pour l’écouter. Mais ses paroles étaient couvertes par le tapage de la musique ; et, sitôt le quadrille ou la polka terminés, tous s’abattaient sur les tables, appelaient le garçon, riaient ; les bouteilles de bière et de limonade gazeuse détonaient dans les