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corrompit les forts, épuisa les faibles et illustra les médiocres ; il en disposait par ses relations et par sa revue. Les rapins ambitionnaient de voir leurs œuvres à sa vitrine et les tapissiers prenaient chez lui des modèles d’ameublement. Frédéric le considérait à la fois comme millionnaire, comme dilettante, comme homme d’action. Bien des choses, pourtant, l’étonnaient, car le sieur Arnoux était malicieux dans son commerce.

Il recevait du fond de l’Allemagne ou de l’Italie une toile achetée à Paris quinze cents francs, et, exhibant une facture qui la portait à quatre mille, la revendait trois mille cinq cents, par complaisance. Un de ses tours ordinaires avec les peintres était d’exiger comme pot-de-vin une réduction de leur tableau, sous prétexte d’en publier la gravure ; il vendait toujours la réduction et jamais la gravure ne paraissait. À ceux qui se plaignaient d’être exploités, il répondait par une tape sur le ventre. Excellent d’ailleurs, il prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus, s’enthousiasmait pour une œuvre ou pour un homme, et, s’obstinant alors, ne regardant à rien, multipliait les courses, les correspondances, les réclames. Il se croyait fort honnête, et, dans son besoin d’expansion, racontait naïvement ses indélicatesses.

Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journal de peinture par un grand festin, il pria Frédéric d’écrire sous ses yeux, un peu avant l’heure du rendez-vous, des billets où l’on désinvitait les convives.

— « Cela n’attaque pas l’honneur, vous comprenez ? »

Et le jeune homme n’osa lui refuser ce service.

Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui s’ouvrait sur l’escalier) le bas d’une robe disparaître.

— « Mille excuses ! » dit Hussonnet. « Si j’avais cru qu’il y eût des femmes… »