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— « Mais je les ai ! » dit Frédéric.

Le Citoyen se retourna lentement :

— « Blagueur ! »

— « Pardon ! ils sont dans ma poche. Je les apportais. »

— « Comme vous y allez, vous ! Nom d’un petit bonhomme ! Du reste, il n’est plus temps ; la plainte est déposée, et Arnoux parti. »

— « Seul ? »

— « Non ! avec sa femme. On les a rencontrés à la gare du Havre. »

Frédéric pâlit extraordinairement. Mme Regimbart crut qu’il allait s’évanouir. Il se contint, et même il eut la force d’adresser deux ou trois questions sur l’aventure. Regimbart s’en attristait, tout cela en somme nuisant à la Démocratie. Arnoux avait toujours été sans conduite et sans ordre.

— « Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la chandelle par les deux bouts ! Le cotillon l’a perdu ! Ce n’est pas lui que je plains, mais sa pauvre femme ! » car le Citoyen admirait les femmes vertueuses, et faisait grand cas de Mme Arnoux. « Elle a dû joliment souffrir ! »

Frédéric lui sut gré de cette sympathie ; et, comme s’il en avait reçu un service, il serra sa main avec effusion.

— « As-tu fait toutes les courses nécessaires ? » dit Rosanette en le revoyant.

Il n’en avait pas eu le courage, répondit-il, et avait marché au hasard, dans les rues, pour s’étourdir.

À huit heures, ils passèrent dans la salle à manger ; mais ils restèrent silencieux l’un devant l’autre, poussaient par intervalles un long soupir et renvoyaient leur assiette. Frédéric but de l’eau-de-vie. Il se sentait tout délabré, écrasé, anéanti, n’ayant plus conscience de rien que d’une extrême fatigue.

Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le jaune, le vert et l’indigo s’y heurtaient par taches violentes, en faisaient une chose hideuse, presque dérisoire.