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lui permit pas de sortir avant neuf heures du matin.

Il alla en courant jusqu’au quai Voltaire. À une fenêtre ouverte, un vieillard en manches de chemise pleurait, les yeux levés. La Seine coulait paisiblement. Le ciel était tout bleu ; dans les arbres des Tuileries, des oiseaux chantaient.

Frédéric traversait le Carrousel quand une civière vint à passer. Le poste, tout de suite, présenta les armes, et l’officier dit en mettant la main à son shako : « Honneur au courage malheureux ! » Cette parole était devenue presque obligatoire ; celui qui la prononçait paraissait toujours solennellement ému. Un groupe de gens furieux escortait la civière, en criant :

— « Nous vous vengerons ! nous vous vengerons ! »

Les voitures circulaient sur le boulevard, et des femmes devant les portes faisaient de la charpie. Cependant, l’émeute était vaincue, ou à peu près ; une proclamation de Cavaignac, affichée tout à l’heure, l’annonçait. Au haut de la rue Vivienne, un peloton de mobiles parut. Alors, les bourgeois poussèrent des cris d’enthousiasme ; ils levaient leurs chapeaux, applaudissaient, dansaient, voulaient les embrasser, leur offrir à boire ; et des fleurs jetées par des dames tombaient des balcons.

Enfin, à dix heures, au moment où le canon grondait pour prendre le faubourg Saint-Antoine, Frédéric arriva chez Dussardier. Il le trouva dans sa mansarde, étendu sur le dos et dormant. De la pièce voisine une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.

Elle emmena Frédéric à l’écart, et lui apprit comment Dussardier avait reçu sa blessure.

Le samedi, au haut d’une barricade, dans la rue Lafayette, un gamin enveloppé d’un drapeau tricolore criait aux gardes nationaux : « Allez-vous tirer contre vos frères ! » Comme ils s’avançaient, Dussardier avait jeté bas son fusil, écarté les autres, bondi sur la barricade, et, d’un coup de savate, abattu l’insurgé en