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L’attention de Frédéric et d’Hussonnet fut distraite par un grand gaillard qui marchait vivement entre les arbres, avec un fusil sur l’épaule. Une cartouchière lui serrait à la taille sa vareuse rouge, un mouchoir s’enroulait à son front sous sa casquette. Il tourna la tête. C’était Dussardier ; et, se jetant dans leurs bras :

— « Ah ! quel bonheur, mes pauvres vieux ! » sans pouvoir dire autre chose, tant il haletait de joie et de fatigue.

Depuis quarante-huit heures, il était debout. Il avait travaillé aux barricades du quartier Latin, s’était battu rue Rambuteau, avait sauvé trois dragons, était entré aux Tuileries avec la colonne Dunoyer, s’était porté ensuite à la Chambre, puis à l’hôtel de ville.

— « J’en arrive ! tout va bien ! le peuple triomphe ! les ouvriers et les bourgeois s’embrassent ! ah ! si vous saviez ce que j’ai vu ! quels braves gens comme c’est beau ! »

Et, sans s’apercevoir qu’ils n’avaient pas d’armes :

— « J’étais bien sûr de vous trouver là ! Ç’a été rude un moment, n’importe ! »

Une goutte de sang lui coulait sur la joue, et, aux questions des deux autres :

— « Oh ! rien ! l’éraflure d’une baïonnette ! »

— « Il faudrait vous soigner, pourtant. »

— « Bah ! je suis solide ! qu’est-ce que ça fait ? La République est proclamée ! on sera heureux maintenant ! Des journalistes qui causaient tout à l’heure devant moi, disaient qu’on va affranchir la Pologne et l’Italie ! Plus de rois ! comprenez-vous ! Toute la terre libre ! toute la terre libre ! »

Et, embrassant l’horizon d’un seul regard, il écarta les bras dans une attitude triomphante. Mais une longue file d’hommes couraient sur la terrasse, au bord de l’eau.

— « Ah ! saprelotte ! j’oubliais ! Les forts sont occupés. Il faut que j’y aille ! adieu ! »