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Le Vicomte répliqua « oui », par un signe de tête ; et le rendez-vous fut fixé pour le lendemain, à la porte Maillot, à sept heures juste.

Dussardier étant contraint de s’en retourner à ses affaires, Regimbart alla prévenir Frédéric.

On l’avait laissé toute la journée sans nouvelles ; son impatience était devenue intolérable.

— « Tant mieux ! » s’écria-t-il.

Le Citoyen fut satisfait de sa contenance.

— « On réclamait de nous des excuses, croiriez-vous ? Ce n’était rien, un simple mot ! Mais je les ai envoyés joliment bouler ! Comme je le devais, n’est-ce pas ? »

— « Sans doute », dit Frédéric tout en songeant qu’il eût mieux fait de choisir un autre témoin.

Puis, quand il fut seul, il se répéta tout haut, plusieurs fois :

— « Je vais me battre. Tiens, je vais me battre ! C’est drôle »

Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant devant sa glace, il s’aperçut qu’il était pâle.

— « Est-ce que j’aurais peur ? »

Une angoisse abominable le saisit à l’idée d’avoir peur sur le terrain.

— « Si j’étais tué, cependant ? Mon père est mort de la même façon. Oui, je serai tué »

Et, tout à coup, il aperçut sa mère, en robe noire ; des images incohérentes se déroulèrent dans sa tête. Sa propre lâcheté l’exaspéra. Il fut pris d’un paroxysme de bravoure, d’une soif carnassière. Un bataillon ne l’eût pas fait reculer. Cette fièvre calmée, il se sentit, avec joie, inébranlable. Pour se distraire, il se rendit à l’Opéra, où l’on donnait un ballet. Il écouta la musique, lorgna les danseuses, et but un verre de punch, pendant l’entracte. Mais, en rentrant chez lui, la vue de son cabinet, de ses meubles, où il se retrouvait peut-être pour la dernière fois, lui causa une faiblesse.