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je ne dois plus les revoir ; qu’ils m’oublient ! Au moins, je n’aurai pas déchu dans son souvenir ! Elle me croira mort, et me regrettera… peut-être. »

Comme les résolutions excessives lui coûtaient peu, il s’était juré ne jamais revenir à Paris, et même de ne point s’informer de Mme Arnoux.

Cependant, il regrettait jusqu’à la senteur du gaz et au tapage des omnibus. Il rêvait à toutes les paroles qu’on lui avait dites, au timbre de sa voix, à la lumière de ses yeux, — et, se considérant comme un homme mort, il ne faisait plus rien, absolument.

Il se levait très tard, et regardait par sa fenêtre les attelages de rouliers qui passaient. Les six premiers mois, surtout, furent abominables.

En de certains jours, pourtant, une indignation le prenait contre lui-même. Alors, il sortait. Il s’en allait dans les prairies, à moitié couvertes durant l’hiver par les débordements de la Seine. Des lignes de peupliers les divisent. Çà et là, un petit pont s’élève. Il vagabondait jusqu’au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume, sautant les fossés ; à mesure que ses artères battaient plus fort, des désirs d’action furieuse l’emportaient ; il voulait se faire trappeur en Amérique, servir un pacha en Orient, s’embarquer comme matelot ; et il exhalait sa mélancolie dans de longues lettres à Deslauriers.

Celui-là se démenait pour percer, La conduite lâche de son ami et ses éternelles jérémiades lui semblaient stupides. Bientôt, leur correspondance devint presque nulle. Frédéric avait donné tous ses meubles à Deslauriers, qui gardait son logement. Sa mère lui en parlait de temps à autre ; un jour enfin, il déclara son cadeau, et elle le grondait, quand il reçut une lettre.

— « Qu’est-ce donc ? » dit-elle, « tu trembles ? »

— « Je n’ai rien ! » répliqua Frédéric.

Deslauriers lui apprenait qu’il avait recueilli Sénécal ; et depuis quinze jours, ils vivaient ensemble.