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qui donnait à son visage un air de bonté plus délicate.

Au moment des liqueurs, elle disparut. La conversation devint très libre ; M. Arnoux y brilla, et Frédéric fut étonné du cynisme de ces hommes. Cependant, leur préoccupation de la femme établissait entre eux et lui comme une égalité, qui le haussait dans sa propre estime.

Rentré au salon, il prit, par contenance, un des albums traînant sur la table. Les grands artistes de l’époque l’avaient illustré de dessins, y avaient mis de la prose, des vers, ou simplement leurs signatures ; parmi les noms fameux, il s’en trouvait beaucoup d’inconnus, et les pensées curieuses n’apparaissaient que sous un débordement de sottises. Toutes contenaient un hommage plus ou moins direct à Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur d’écrire une ligne à côté.

Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirs d’argent qu’il avait remarqué sur la cheminée. C’était un cadeau de son mari, un ouvrage de la Renaissance. Les amis d’Arnoux le complimentèrent, sa femme le remerciait ; il fut pris d’attendrissement, et lui donna devant le monde un baiser.

Ensuite, tous causèrent çà et là, par groupes ; le bonhomme Meinsius était avec Mme Arnoux, sur une bergère, près du feu ; elle se penchait vers son oreille, leurs têtes se touchaient ; et Frédéric aurait accepté d’être sourd, infirme et laid pour un nom illustre et des cheveux blancs, enfin pour avoir quelque chose qui l’intronisât dans une intimité pareille. Il se rongeait le cœur, furieux contre sa jeunesse.