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médiocre. Comme artiste, sinon comme penseur, il a des visées hardies. Personne ne met plus de soin à éviter les routes battues. Il produit peu, mais chacune de ses œuvres atteste une méditation intense et une exécution minutieuse. Les incorrections, les négligences même, du moins ce qui semble tel à première vue, tout enfin, quand on y regarde de près, porte la marque d’une volonté persévérante…

… La publication d’un nouveau roman de M. Flaubert est donc bien faite pour piquer la curiosité. Tandis que les lecteurs vulgaires, alléchés par les licences où s’est trop souvent complu le talent descriptif de l’auteur, n’y rechercheront que le scandale, d’autres voudront voir si M. Flaubert a révélé dans ce nouveau livre ce que j’appelle sa philosophie, c’est-à-dire l’idée qu’il se fait du monde et de la destinée humaine…

… Un pessimisme qui enveloppe la création et le créateur, une misanthropie qui renferme, implicitement au moins, une sorte d’athéisme, telle est la philosophie de ce livre.

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… Le héros du récit, le sujet de cette étude philosophique et morale a l’air de représenter pour l’écrivain toute une génération, la génération qui est sortie du collège, il y a environ vingt-cinq ans. Le récit commence un peu avant la révolution de 1848, les scènes qui le terminent ont eu lieu dans l’hiver de 1868. Ce serait donc la physionomie des vingt-cinq dernières années que M. Flaubert aurait prétendu reproduire. Qui sait même si les faiblesses et les lâchetés de son héros ne sont pas, dans sa pensée, le symbole des épreuves par lesquelles a passé depuis vingt-cinq ans la société française ?

… L’éducation du personnage principal serait l’éducation de la société parisienne pendant toute une période de notre histoire. La mollesse, l’énervement, la niaiserie d’un étudiant amoureux seraient le commentaire de nos destinées. Si étrange que soit cette conjecture, il est difficile de ne pas s’y attacher quand on voit l’auteur imiter manifestement le style de M. Michelet dans les derniers volumes de son Histoire de France. C’est la même façon heurtée, saccadée, le même art de briser son récit, de passer brusquement d’une scène à une autre, d’accumuler les détails tout en supprimant les transitions. Jamais le roman n’a parlé ce langage ; on dirait une chronique, un journal sec et bref, un recueil de notes, de traits, de mots, avec cette différence que chez l’historien les traits sont incisifs, les mots portent, les notes résument bien ou mal des événements graves, tandis que chez le romancier ces formes savamment et laborieusement concises s’appliquent aux aventures les plus niaises…

Si ce titre de l’Éducation sentimentale signifie quelque chose, il est une satire indirecte de la génération rêveuse qui, de 1825 à 1845, occupa la scène littéraire, et qui, dans la poésie, dans le