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ce sont des mémoires. À force d’être réaliste, il est réel, sans doute ; mais à force d’être réel, il cesse de nous intéresser…

L’art vit d’une contradiction. Supprimez l’un des termes de la contradiction et vous le tuez. Il faut qu’il rende la nature, qu’il s’y attache ; il ne saurait jamais la serrer de trop près, car le fond de l’art, c’est l’imitation ; l’imitation est sa raison d’être, et l’idéal pur, à supposer qu’il pût se concevoir, ne serait que rêve et chimère. Mais, en même temps, il faut que l’art choisisse, parce qu’il faut qu’il fasse beau, parce qu’il faut qu’il intéresse. Or, pour nous intéresser, il faut qu’il nous parle, et, pour nous parler, il faut qu’il prête un sens aux choses, ou, ce qui revient au même, qu’il en dégage le sens caché. L’idéalisme et le réalisme ne sont donc pas deux manières d’entendre l’art, ce sont deux pôles entre lesquels tout art se meut, vers l’un ou l’autre desquels tout artiste est attiré de préférence, mais hors desquels il n’y a plus qu’abstraction stérile ou non moins stérile reproduction. De quoi se compose la plus grande partie de la vie ? De faits dont la cause échappe, et dont il ne sortira rien, de rencontres oiseuses, d’actions capricieuses ou inutiles. Formez un roman de tout cela, je vous en défie ; eh bien ! c’est ainsi que M. Flaubert a fait le sien…

… Nous voyons passer devant nous des personnages, des scènes, mais comme au hasard. On dirait une suite de médaillons, une collection de photographies, admirables épreuves, il est vrai, découpées dans la réalité à l’emporte-pièce, d’une pleine lumière, mais dont chacune est là pour son compte…

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… Et ainsi tout le long du livre ; le lecteur va, va, intrigué d’abord, impatienté ensuite, croyant toujours toucher à une péripétie, s’imaginant arriver toujours à un point décisif, et fermant le volume à la fin avec un sentiment mêlé d’humeur contre l’auteur qui n’a cessé de le leurrer, et d’admiration pour l’écrivain, qui a suppléé à tout par le seul intérêt de l’observation et du style…

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… Mais ces défauts, si graves qu’ils soient, si inexplicables lorsqu’ils se trouvent sous la plume d’un homme de talent et d’esprit, ces défauts n’empêchent pas que l’Éducation sentimentale ne dépasse de toute la tête tous les romans du jour. On sent du moins ici qu’on a affaire à un artiste. On proteste en lisant le livre, mais on le lit ; on se révolte en se voyant tiré en si mauvais lieu, condamné à entendre de si grossiers propos, et cependant on y reste. On y reste sans s’amuser, remarquez-le bien, sans y rien trouver de drôle ni de piquant, mais par la curiosité de voir un écrivain aussi fort aux prises avec une tâche aussi ingrate…

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