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plus clairvoyante en cette matière que l’opinion publique et n’en subit pas les entraînements. Une des raisons pour lesquelles Thiers avait été congédié du ministère était le réveil national que sa politique belliqueuse provoquait en Allemagne. En 1847, Guizot envisageait de façon presque prophétique le rôle de la Prusse en Allemagne, si l’on en juge par cette note adressée à l’ambassadeur de France à Vienne : « Un fait considérable vient de s’accomplir en Allemagne. Le roi de Prusse a donné une constitution à ses États ; ce que lord Palmerston voit surtout dans cet événement, c’est un triomphe de l’esprit libéral… et c’est dans ce sens qu’il travaille à attirer l’événement et à l’exploiter. Nous n’avons certes aucun éloignement pour l’extension du régime constitutionnel en Europe, et nous aussi, au moins autant que l’Angleterre, nous pouvons la regarder comme possible. Mais nous voyons dans ce qui se passe en Prusse deux choses : d’une part, le fait purement intérieur pour la Prusse, le changement apporté dans son mode de gouvernement au dedans ; d’autre part, le fait extérieur et germanique, la situation nouvelle que, par suite de ce changement, la Prusse prend ou pourra prendre en Allemagne. Nous n’avons, quant au premier de ces faits, aucun rôle à jouer, aucune influence à exercer ; le changement des institutions intérieures de la Prusse excite notre intérêt sans appeler notre action. Le changement de sa situation en Allemagne, au contraire, nous préoccupe fort, et notre politique y est fort engagée. Nous sommes frappés du grand parti que la Prusse ambitieuse pourrait désormais tirer en Allemagne des deux idées qu’elle tend évidemment à s’approprier : l’unité germanique et l’esprit libéral. Elle pourrait à l’aide de ces deux leviers, saper peu à peu l’indépendance des États allemands secondaires, et les attirer, les entraîner, les enchaîner à sa suite, de manière à altérer profondément l’ordre germanique actuel et, par suite, l’ordre européen. Or l’indépendance, l’existence tranquille et forte des États secondaires de l’Allemagne nous importent infiniment, et nous ne pouvons entrevoir la chance qu’ils soient compromis ou seulement affaiblis au profit d’une puissance unique, sans tenir grand compte de cette chance et la faire entrer pour beaucoup dans notre politique. Il y a donc pour nous, dans ce qui se passe en Prusse, tout autre chose que ce que paraît y voir lord Palmerston, et nous y regarderons de très près. Qu’en pense le prince de Metternich ? Quelle conduite l’Autriche tiendra-t-elle en cette circonstance ? Nous avons grand intérêt à le savoir »[1].

À l’égard de l’Italie, Guizot montrait la même prudence. L’opinion française et ses organes favoris ne partageaient pas la manière de voir du Gouvernement ; les intérêts étaient laissés de côté ; on ne voulait voir que la question de sentiments, et l’on repro-

  1. Thureau-Dangin, t. VII, p. 167 et 168.