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bouchait la rue de Valois. La fumée qui se balançait à sa crête s’entr’ouvrit, des hommes couraient dessus en faisant de grands gestes, ils disparurent ; puis la fusillade recommença. Le poste y répondait, sans qu’on vît personne à l’intérieur ; ses fenêtres, défendues par des volets de chêne, étaient percées de meurtrières ; et le monument avec ses deux étages, ses deux ailes, sa fontaine au premier et sa petite porte au milieu, commençait à se moucheter de taches blanches sous le heurt des balles. Son perron de trois marches restait vide.

À côté de Frédéric, un homme en bonnet grec et portant une giberne par-dessus sa veste de tricot se disputait avec une femme coiffée d’un madras. Elle lui disait :

— Mais reviens donc ! reviens donc !

— Laisse-moi tranquille ! répondait le mari. Tu peux bien surveiller la loge toute seule. Citoyen, je vous le demande, est-ce juste ? J’ai fait mon devoir partout, en 1830, en 32, en 34, en 39 ! Aujourd’hui, on se bat ! Il faut que je me batte ! — Va-t’en !

Et la portière finit par céder à ses remontrances et à celles d’un garde national près d’eux, quadragénaire dont la figure bonasse était ornée d’un collier de barbe blonde. Il chargeait son arme et tirait, tout en conversant avec Frédéric, aussi tranquille au milieu de l’émeute qu’un horticulteur dans son jardin. Un jeune garçon en serpillière le cajolait pour obtenir des capsules, afin d’utiliser son fusil, une belle carabine de chasse que lui avait donnée « un monsieur ».

— Empoigne dans mon dos, dit le bourgeois, et efface-toi ! tu vas te faire tuer !