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Pécuchet descendit les marches sans répondre à la gaudriole.

Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos frères : tissus d’Alsace, rue Hautefeuille, 92, une voix appela :

— Bouvard ! Monsieur Bouvard !

Celui-ci passa la tête par les carreaux et reconnut Pécuchet qui articula plus fort :

— Je ne suis pas malade ! Je l’ai retirée !

— Quoi donc ?

— Elle ! dit Pécuchet, en désignant sa poitrine.

Tous les propos de la journée, avec la température de l’appartement et les labeurs de la digestion, l’avaient empêché de dormir, si bien que, n’y tenant plus, il avait rejeté loin de lui sa flanelle. Le matin, il s’était rappelé son action, heureusement sans conséquence, et il venait en instruire Bouvard, qui, par là, fut placé dans son estime à une prodigieuse hauteur.

Il était le fils d’un petit marchand et n’avait pas connu sa mère, morte très jeune. On l’avait, à quinze ans, retiré de pension pour le mettre chez un huissier. Les gendarmes y survinrent, et le patron fut envoyé aux galères ; histoire farouche qui lui causait encore de l’épouvante. Ensuite, il avait essayé de plusieurs états : élève en pharmacie, maître d’études, comptable sur un des paquebots de la haute Seine. Enfin, un chef de division, séduit par son écriture, l’avait engagé comme expéditionnaire ; mais la conscience d’une instruction défectueuse, avec les besoins d’esprit qu’elle lui donnait, irritaient son humeur ; et il vivait complètement seul, sans parents, sans maîtresse.