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CORRESPONDANCE

Pendant les longues années que j’ai vécues sans savoir ce que vous étiez devenue, il n’est peut-être pas un jour que je n’aie songé à vous. C’est comme ça !

Bénie soit l’inspiration qui vous a poussée à venir me retrouver ! Mais je ne vous lâche plus ! Il faut s’écrire et se voir, n’est-ce pas ?

Notre « grand âge » à tous les deux nous permet de n’être plus modestes. Or, c’est une vérité que les trois quarts de mes connaissances sont stupides. Je suppose que la noble Angleterre vaut sous ce rapport la spirituelle France. Donc, il ne faut plus fréquenter que ceux qui vous plaisent, c’est-à-dire ceux qu’on aime.

Vous avez bien raison de me dire (à propos de votre fils) que les gens raisonnables sont enclins à faire des folies. Les excentricités les plus graves sont généralement produites par les personnes de jugement, ou qui passent pour telles. C’est pour cela, sans doute, qu’il n’y a pas un comédien dans les prisons… Leur métier est un exutoire par où s’épanche leur déraison, ce besoin d’extravagance que nous avons tous, plus ou moins. Voici un principe d’esthétique (vous voyez que je ramène tout à mon métier), une règle, dis-je, pour les artistes : soyez réglé dans votre vie et ordinaire comme un bourgeois, afin d’être violent et original dans vos œuvres. Quant à votre fils, je conçois vos inquiétudes parisiennes, mais je les crois exagérées. Se perd qui veut ! On n’a jamais tenté personne ; on se tente soi-même.

Je vous remercie de détester le Trouville moderne. (Comme nous nous comprenons !) Pauvre Trouville ! la meilleure partie de ma jeunesse s’y