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CORRESPONDANCE

mon bouquin, me demandant quelquefois si je ne suis pas fou de l’avoir entrepris. Mais, comme Thomas Diafoirus, je me raidis contre les difficultés d’exécution, qui sont effroyables ; il me faut apprendre un tas de choses que j’ignore. Dans un mois, j’espère en avoir fini avec l’agriculture et le jardinage, et je ne serai qu’aux deux tiers de mon premier chapitre.

À propos de livre, lisez donc Fromont et Risler de mon ami Daudet, et les Diaboliques de mon ennemi Barbey d’Aurevilly. C’est à se tordre de rire. Cela tient peut-être à la perversité de mon esprit, qui aime les choses malsaines ; mais ce dernier ouvrage m’a paru extrêmement amusant : on ne va pas plus loin dans le grotesque involontaire.

Calme plat d’ailleurs ! la France s’enfonce doucement, comme un vaisseau pourri, et l’espoir du sauvetage, même aux plus solides, paraît chimérique. Il faut être ici, à Paris, pour avoir une idée de l’abaissement universel, de la sottise, du gâtisme où nous pataugeons.

Le sentiment de cette agonie me pénètre et je suis triste à crever. Quand je ne me torture pas sur ma besogne, je gémis sur moi-même. Voilà le vrai. Dans mes loisirs, je ne fais pas autre chose que de songer à ceux qui sont morts. Et je vais vous dire un mot bien prétentieux : personne ne me comprend ; j’appartiens à un autre monde. Les gens de mon métier sont si peu de mon métier ! Il n’y a guère qu’avec Victor Hugo que je peux causer de ce qui m’intéresse. Avant-hier il m’a cité par cœur du Boileau et du Tacite. Cela m’a fait l’effet d’un cadeau, tant la chose est rare.