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DE GUSTAVE FLAUBERT

1040. À TOURGUENEFF.

Entièrement inédite.

Croisset, mardi soir.
Mon cher Confrère,

Vous m’avez écrit une lettre bien aimable et vous êtes trop modeste. Car je viens de lire votre nouveau volume[1]. Je vous y ai retrouvé, et plus intense, plus rare que jamais.

Ce que j’admire par-dessus tout dans votre talent, c’est la distinction — chose suprême. Vous trouvez moyen de faire vrai sans banalité, d’être sentimental sans mièvrerie, et comique sans la moindre bassesse. Sans chercher les coups de théâtre, vous obtenez par le seul fini de la composition des effets tragiques. Vous avez l’air d’être bonhomme et vous êtes très fort. « La peau du renard jointe à celle du lion », comme dit Montaigne.

C’est une belle histoire que celle d’Elena ; j’aime cette figure, et celle de Choubine, et toutes les autres. On se dit en vous lisant : « J’ai passé par là ». Aussi je crois que la page 51 ne sera sentie par personne comme par moi. Quelle psychologie ! Mais il me faudrait bien des lignes pour vous exprimer tout ce que je pense.

Quant à votre Premier amour, je l’ai d’autant mieux compris que c’est la propre histoire d’un de mes amis très intimes. Tous les vieux romantiques (et j’en suis un, moi qui ai couché la tête

  1. Les Nouvelles moscovites, 1 vol.