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APPENDICE.

venue la rage des traits d’esprit ; et maintenant, toute ferveur semble acquise à la reproduction des plus niaises vulgarités.

Certainement Bouilhet estimait peu les thèses, il avait en horreur « les mots », il aimait les développements et considérait le réalisme, ou ce qu’on nomme ainsi, comme une chose fort laide. Les grands effets ne pouvant s’obtenir par les demi-teintes, il préférait les caractères tranchés, les situations violentes, et c’est pour cela qu’il était bien un poète tragique.

Son intrigue faiblit, quelquefois, par le milieu. Mais dans les pièces en vers, si elle était plus serrée, elle étoufferait toute poésie. Sous ce rapport, du reste, la Conjuration d’Amboise et Mademoiselle Aïssé marquent un progrès ; — et, pour qu’on ne m’accuse pas d’aveuglement, je blâme dans Madame de Montarcy le caractère de Louis XIV trop idéalisé, dans l’Oncle Million la feinte maladie du notaire, dans Hélène Peyron des longueurs à l’avant-dernière scène du 4e  acte, et dans Dolorès le défaut d’harmonie entre le vague du milieu et la précision du style ; enfin, ses personnages parlent trop souvent en poètes, ce qui ne l’empêche pas de savoir amener les coups de théâtre, exemples : la réapparition de Marceline chez M. Daubret, l’entrée de dom Pèdre au 3e  de Dolorès, la comtesse de Brisson dans le cachot, le commandeur à la fin d’Aïssé, et Cassius revenant comme un spectre chez l’impératrice Faustine. On a été injuste pour cette œuvre. On n’a pas compris, non plus, l’atticisme de l’Oncle Million, la mieux écrite peut-être de toutes ses pièces, comme Faustine en est la plus rigoureusement combinée.

Elles sont toutes, au dénouement, d’un large pathétique, animées d’un bout à l’autre par une passion vraie, pleines de choses exquises et fortes. Et comme il est bien fait pour la voix, cet hexamètre mâle, avec ses mots qui donnent le frisson, et ces élans cornéliens pareils à de grands coups d’aile !

C’est le ton épique de ses drames qui causait l’enthousiasme aux premières représentations. Du reste, ces triomphes l’enivraient fort peu, car il se disait que les plus hautes parties d’une œuvre ne sont pas toujours les mieux comprises, et qu’il pouvait avoir réussi par des côtés inférieurs.

S’il avait fait en prose absolument les mêmes pièces, on eût peut-être exalté son génie dramatique. Mais il eut l’infortune de se servir d’un idiome détesté généralement. On a dit d’abord : « pas de comédie en vers ! » plus tard : « pas de vers en habit noir ! », pour en venir à cet axiome : « pas de vers au théâtre ! » quand il est si simple de confesser qu’on n’en désire nulle part.

Mais c’était sa véritable langue. Il ne traduisait pas de la prose. Il pensait par les rimes — et les aimait tellement qu’il en lisait de toutes les sortes, avec une attention égale. Quand on adore une chose, on en chérit la doublure ; les amateurs de spectacle se plaisent dans les coulisses ; les gourmands s’amusent à voir faire