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CORRESPONDANCE.

gaiement, grâce à sa vigueur physique et à la santé de son esprit. On se souvient encore, dans sa ville, d’avoir souvent rencontré au coin des rues ce svelte garçon d’une beauté apollonienne, aux allures un peu timides, aux grands cheveux blonds, et tenant toujours sous son bras des cahiers reliés. Il écrivait dessus rapidement les vers qui lui venaient, n’importe où, dans un cercle d’amis, entre ses élèves, sur la table d’un café, pendant une opération chirurgicale en aidant à lier une artère ; puis il les donnait au premier venu, léger d’argent, riche d’espoir, — vrai poète dans le sens classique du mot.

Quand nous nous retrouvâmes, après une séparation de quatre années, il me montra trois pièces considérables.

La première, intitulée le Déluge, exprimait le désespoir d’un amant étreignant sa maîtresse sur les ruines du monde près de s’engloutir :

Entends-tu sur les montagnes
Se heurter les palmiers verts ?
Entends-tu dans les campagnes
Le râle de l’univers ?

Il y avait des longueurs et de l’emphase, mais d’un bout à l’autre un entrain passionné.

Dans la seconde, une satire contre les jésuites, le style, tout différent, était plus ferme :

Ô prêtres de salons, allez sourire aux femmes ;
Dans vos filets dorés prenez ces pauvres âmes !
....................
Et, ministres charmants, au confessionnal
Tournez la pénitence en galant madrigal !
Ah ! vous êtes bien là héros de l’Évangile,
Parfumant Jésus-Christ des fleurs de votre style
Et faisant chaque jour, martyr des saintes lois,
Sur des tapis soyeux le chemin de la croix !
....................
Ces marchands accroupis sur les pieds du Calvaire
Qui vont tirant au sort et lambeau par lambeau,
Se partagent, Seigneur, ta robe et ton manteau ;
Charlatans du saint lieu, qui vendent, ô merveille,
Ton cœur en amulette et ton sang en bouteille !

Il faut se remettre en mémoire les préoccupations de l’époque, et observer que l’auteur avait vingt-deux ans. La pièce est datée 1844.

La troisième était une invective « à un poète vendu » qui rentrait tout à coup dans la carrière :

À quoi bon réveiller ton ardeur famélique ?
Poursuis par les prés verts ta chaste bucolique
Sur le rivage en fleur où dort le flot vermeil,
Archange, enivre-toi des feux de ton soleil !
Chante la Syphilis sous les feuilles du saule !
Le manteau de Brutus te blesserait l’épaule,