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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Comme je vous plains ! J’ai peur que vous ne suiviez un très mauvais régime. Pardonnez-moi cette outrecuidance, mais j’ai, à mes dépens, acquis beaucoup d’expérience en fait de névroses. Tous les traitements qu’on leur applique ne font qu’exaspérer le mal. Je n’ai pas encore rencontré, en ces matières, un médecin intelligent. Non ! pas un ; c’est consolant ! Il faut s’observer soi-même scientifiquement et expérimenter ce qui convient.

Ma vie n’est pas douloureuse comme la vôtre, mais n’est pas non plus précisément folichonne. Ma seule distraction consiste à promener, ou plutôt à traîner ma mère dans le jardin. La guerre l’a vieillie de cent ans en dix mois. C’est bien triste d’assister à la décadence de ceux qu’on aime, de voir leurs forces s’en aller, leur intelligence disparaître.

Pour oublier tout, je me suis jeté en furieux dans Saint Antoine et je suis arrivé à jouir d’une exaltation effrayante. Voilà un mois que mes plus longues nuits ne dépassent pas cinq heures. Jamais je n’ai eu « le bourrichon » plus monté. C’est la réaction de l’aplatissement où m’avait réduit la Défense nationale. Et à ce propos, je trouve qu’on est fort injuste envers la présente assemblée. Ce qui se passe est ce qui me convient. Voilà la première fois qu’on voit un gouvernement sans métaphysique, sans programme, sans drapeau, sans principes, c’est-à-dire sans blague. Le provisoire est précisément ce qui me rassure. Tant de crimes ont été commis par l’idéal en politique qu’il faut s’en tenir pour longtemps à « la gérance des biens ».