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CORRESPONDANCE

1190. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, jeudi [29 juin 1871].
Cher vieux,

Où suis-je ? À Croisset. Ce que je fais ? J’écris mon Saint Antoine et, présentement, ayant besoin de connaître à fond les dieux de l’Inde, je lis le Lotus de la Bonne Loi.

Il y a quinze jours, j’ai passé une semaine à Paris et j’y ai « visité les ruines » ; mais les ruines ne sont rien auprès de la fantastique bêtise des Parisiens. Elle est si inconcevable qu’on est tenté d’admirer la Commune. Non, la démence, la stupidité, le gâtisme, l’abjection mentale du peuple « le plus spirituel de l’univers » dépasse tous les rêves.

Ce qui m’a le plus épaté, en ma qualité de rural, c’est que, pour les bons parisiens, la Prusse n’existe pas. Ils excusent messieurs les Prussiens, admirent les Prussiens, veulent devenir Prussiens. On a beau leur dire : « mais nous autres provinciaux, nous avons subi tout cela. Ce qui vous révolte tant est une suite de l’invasion et une imitation de la guerre allemande : mort des otages, vols et incendies ; voilà huit mois que nous en jouissions ». Non, ça n’y fait rien. Rochefort est plus important que Bismarck, et la perte du Palais de la Légion d’Honneur plus considérable que celle de deux provinces.

Jamais, mon cher vieux, je n’ai eu des hommes un si colossal dégoût. Je voudrais noyer l’humanité sous mon vomissement.