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DE GUSTAVE FLAUBERT.

difficile de voyager dans un rayon de cinq lieues. On a été pendant un mois sans pouvoir correspondre de Rouen à Dieppe !

Vous dire ce que j’ai souffert est impossible ; tous les chagrins que j’ai eus dans ma vie, en les accumulant les uns sur les autres, n’égalent pas celui-là. Je passais mes nuits à râler dans mon lit comme un agonisant ; j’ai cru par moments mourir et je l’ai fortement souhaité, je vous le jure. Je ne sais pas comment je ne suis pas devenu fou ! Je n’en reviendrai pas ! à moins de perdre la mémoire de ces abominables jours.

J’ai été chassé de Croisset par les Prussiens qui, pendant quarante-cinq jours, ont occupé tous les appartements. Ils étaient dix, dont trois officiers, sans compter six chevaux. À Rouen, où nous nous étions réfugiés ma mère et moi, nous en avons eu quatre. Le conseil municipal, dont mon frère fait partie, a délibéré sous les balles de l’aimable peuple. On a même cru, dans la ville, pendant une heure, que mon frère était tué.

Ici à Dieppe (où j’ai amené ma mère depuis que sa petite fille est revenue d’Angleterre) nous avons été cette semaine menacés du pillage et ces messieurs ont saccagé les maisons de quatre conseillers municipaux. Il a fallu, de nouveau, enfermer dans la terre les objets précieux ! Pendant ce temps-là, nous étions menacés à Croisset d’un sort pareil. Mais tout ce qui se passe depuis l’armistice n’est rien. Le pire a été les premiers temps de l’occupation. Tout ce que vous avez lu n’en donne aucune idée. Je fais des efforts pour n’y plus penser ; cela m’est impossible.

J’ai eu une lettre d’Edmond de Goncourt qui