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DE GUSTAVE FLAUBERT.

je fais de grands efforts pour t’écrire. Comment cette lettre t’arrivera-t-elle ? Je n’en sais rien. On m’a fait espérer ce soir que je pourrais te l’envoyer par une voie détournée. Ton oncle Achille Flaubert a eu (et a encore) de grands ennuis au Conseil municipal qui a délibéré au milieu des coups de fusil tirés par les ouvriers. Moi, j’ai des envies de vomir presque permanentes ; ta grand’mère ne sort plus du tout, et, pour marcher dans sa chambre, elle est obligée de s’appuyer contre les meubles et les murs. Quand tu pourras revenir sans danger, reviens. Je crois que ton devoir t’appelle maintenant près d’elle. Ton pauvre mari était bien triste de ta longue absence. Ce doit être encore pire depuis quinze jours ! On dit que les Prussiens ont été deux fois à Dieppe, mais qu’ils n’y sont pas restés (la première fois, c’était pour avoir du tabac ; les gens qui en ont le cachent et il devient de plus en plus rare). Mais nous ne savons rien de positif sur quoi que ce soit, car nous sommes séquestrés comme dans une ville assiégée. L’incertitude s’ajoute à toutes les autres angoisses. Quand je songe au passé, il m’apparaît comme un rêve ! Oh ! le boulevard du Temple, quel paradis ! Sais-tu qu’à Croisset ils occupent toutes les chambres. Nous ne saurions pas comment y loger, si nous voulions y retourner ! Il est 11 heures du soir, le vent souffle, la pluie fouette les vitres. Je t’écris dans ton ancienne chambre à coucher et j’entends ronfler les deux soldats qui sont dans ton cabinet de toilette. Je roule et m’enfonce dans le chagrin comme une barque qui sombre dans la mer. Je ne croyais pas que mon cœur pût contenir tant de souffrances sans en mourir.