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CORRESPONDANCE

Je lis du Walter Scott (quant à écrire, il n’y faut pas songer) ; tu vois que je fais ce que je peux. Je me raisonne. Je me fais des sermons, mais je retombe vite, aussi découragé qu’auparavant. Ma vie n’est pas drôle depuis dix-huit mois ! Pense à tous ceux j’ai perdus ! (Je n’ai plus que toi et cette pauvre Julie ! et vous n’êtes pas là, ni l’une ni l’autre !) Je suis moins sombre à Rouen qu’à Croisset, parce que j’y ai des souvenirs moins tendres.

Et puis, je vais et viens, je me promène sur le port, je vais même au café !

Quelle dégradation !

Ne juge pas des autres par moi ! Personne assurément n’est gai. Mais beaucoup de gens supportent notre malheur avec philosophie. Il y a des phrases toutes faites au service de la foule et qui la consolent de tout.

Ce qui me navre, c’est : 1o  l’éternelle férocité des hommes, et 2o  la conviction que nous entrons dans un monde hideux, d’où les Latins seront exclus. Toute élégance, même matérielle, est finie pour longtemps. Un mandarin comme moi n’a plus sa place dans le monde.

Et quand même nous finirions par avoir le dessus, la chose n’en serait pas moins telle que je le dis. Si j’avais vingt ans de moins, je ne pleurerais pas, peut-être, pour tout cela. Et si j’en avais vingt de plus, je me résignerais plus facilement.

Adieu, ma chère enfant. Mon vieux cœur éprouvé se soulève de tendresse en pensant à toi. Et j’y pense presque continuellement ; je n’ai pas besoin de te le dire, n’est-ce pas ? Quand te reverrai-je ?

Je t’embrasse bien fort. Ton vieil oncle.