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CORRESPONDANCE

n’aurait dû me durcir plus que d’avoir été élevé dans un hôpital et d’avoir joué, tout enfant, dans un amphithéâtre de dissection. Personne n’est pourtant plus apitoyable que moi sur les douleurs physiques. Il est vrai que je suis le fils d’un homme extrêmement humain, sensible dans la bonne acception du mot. La vue d’un chien souffrant lui mouillait les paupières. Il n’en faisait pas moins bien ses opérations chirurgicales, et il en a inventé quelques-unes de terribles.

« Ne montrer aux petits que le doux et le bon de la vie, jusqu’au moment où la raison peut les aider à accepter ou à combattre le mauvais. » Tel n’est pas mon avis. Car il doit se produire alors dans leur cœur quelque chose d’affreux, un désenchantement infini. Et puis, comment la raison pourrait-elle se former, si elle ne s’applique pas (ou si on ne l’applique pas journellement) à distinguer le bien du mal ? La vie doit être une éducation incessante ; il faut tout apprendre, depuis parler jusqu’à mourir.

Vous me dites des choses bien vraies sur l’inscience des enfants. Celui qui lirait nettement dans ces petits cerveaux y saisirait les racines du genre humain, l’origine des dieux, la sève qui produit plus tard les actions, etc. Un nègre qui parle à son idole, et un enfant à sa poupée, me semblent près l’un de l’autre.

L’enfant et le barbare (le primitif) ne distinguent pas le réel du fantastique. Je me souviens très nettement qu’à cinq ou six ans je voulais « envoyer mon cœur » à une petite fille dont j’étais amoureux (je dis mon cœur matériel). Je le voyais au milieu de la paille, dans une bourriche d’huîtres !