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CORRESPONDANCE

L’infinie stupidité des masses me rend indulgent pour les individualités, si odieuses qu’elles puissent être. Je viens d’avaler les six premiers volumes de Buchez et Roux. Ce que j’en ai tiré de plus clair, c’est un immense dégoût à l’encontre des français. N… de D… ! A-t-on été inepte de tout temps dans notre belle patrie ! Pas une idée libérale qui n’ait été impopulaire, pas une chose juste qui n’ait scandalisé, pas un grand homme qui n’ait reçu des pommes cuites ou des coups de couteau !! « Histoire de l’esprit humain, histoire de la sottise humaine ! », comme dit M. de Voltaire.

Et je me convaincs de plus en plus de cette vérité : la doctrine de la Grâce nous a si bien pénétrés que le sens de la Justice a disparu. Ce qui m’avait effrayé, dans l’histoire de 48, a ses origines toutes naturelles dans la Révolution, qui ne s’est pas dégagée du moyen âge, quoi qu’on dise. J’ai retrouvé dans Marat des fragments entiers de Proudhon et je parie qu’on les retrouverait dans les prédicateurs de la Ligue.

Quelle est la mesure que les plus avancés proposèrent après Varennes ? La dictature, et la dictature militaire ! On ferme les églises, mais on élève des temples, etc.

Je vous assure que je deviens stupide avec la Révolution. C’est un gouffre qui m’attire.

Cependant je travaille à mon roman comme plusieurs bœufs. J’espère, au jour de l’an, n’avoir plus que cent pages à écrire, c’est-à-dire encore six bons mois de travail. J’irai à Paris le plus tard possible. Mon hiver va se passer dans une solitude complète, bon moyen de faire écouler la vie rapidement.