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CORRESPONDANCE

1o vous m’honorez de votre confiance, et que 2o j’ai le droit de prêcher la vertu littéraire, car je paie mes paradoxes.

Vous avez beau me soutenir que vous travaillez, je vous affirme que non. J’entends, par travailler, lutter contre les difficultés et ne laisser une œuvre que lorsqu’on n’y voit plus rien à faire. Vous êtes suffisamment préoccupée du Vrai, mais pas assez du Beau ; et je m’indigne (comme la dernière fois) quand je vous entends me parler de talents du xxiiie ordre (comme André Léo[1] ou je ne sais plus qui). Acharnez-vous donc sur les classiques, sucez-les jusqu’à la moelle ; ne lisez rien de médiocre comme littérature, emplissez-vous la mémoire de statues et de tableaux, et regardez surtout au delà du peuple, car c’est un horizon borné et transitoire. Ah ! quel livre c’eût été que le Roman d’une ouvrière, avec un peu plus de patience et de concentration ! Ne sentez-vous pas qu’il y a là dedans des choses excellentes à côté de choses poncives ? Si vous aviez songé davantage à l’harmonie du livre, la disparate entre le jeune premier, personnage convenu, et votre ouvrière, personnage vrai, n’eût pas existé.

C’est parce que je fais un très grand cas de votre esprit que je vous dis toutes ces vérités ; et là-dessus je vous embrasse très tendrement sur les deux côtés de votre joli col.


  1. Pseudonyme de M. L. Champseix. Elle publia de nombreux romans et brochures dans lesquels sont développées des idées très libérales, surtout en faveur des droits de la femme et de son émancipation. Arrêtée après les événements de la Commune, elle fut libérée et se retira en Suisse.