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DE GUSTAVE FLAUBERT.

n’est pas celle des amants. Nous eussions mis tout sexe, toute décence, toute jalousie, toute politesse (tout ce qui est comme ce serait avec un autre), à nos pieds, bien en bas, pour nous faire un socle, et, montés sur cette base, nous eussions ensemble plané au-dessus de nous-mêmes. Ces grandes passions, je ne dis pas les turbulentes, mais les hautes, les larges sont celles à qui rien ne peut nuire et dans lesquelles plusieurs autres peuvent se mouvoir. Aucun accident ne peut déranger une Harmonie qui comprend en soi tous les cas particuliers ; dans un tel amour, d’autres amours même auraient pu tenir : il eût été tout le cœur !

Voilà ce qui rend dans la jeunesse les attachements d’hommes si féconds, ce qui fait qu’ils sont si poétiques en même temps et que les anciens avaient rangé l’amitié presque à la hauteur d’une vertu. Avec le culte de la Vierge, l’adoration des larmes est arrivée dans le monde. Voilà dix-huit siècles que l’humanité poursuit un idéal rococo. Mais l’homme s’insurge encore une fois, et il quitte les genoux amoureux qui l’ont bercé dans sa tristesse. Une réaction terrible se fait dans la conscience moderne contre ce qu’on appelle l’Amour. Cela a commencé par des rugissements d’ironie (Byron, etc.), et le siècle tout entier regarde à la loupe et dissèque sur sa table la petite fleur du sentiment qui sentait si bon… jadis !

Il faut, je ne dis pas avoir les idées de son temps, mais les comprendre. Eh bien, je maintiens qu’on ne peut vivre passablement qu’en se refusant le plus possible à l’élément qui se trouve être le plus faible. La civilisation où nous som-