Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/63

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
57
DE GUSTAVE FLAUBERT.

vu que je t’aie fait des anti-déclarations ? Quand t’ai-je dit que je n’avais « pas d’amour pour toi » ? Non, non, pas plus que je n’ai jamais dit le contraire. Laissons les mots auxquels on tient et dont on se paye en se croyant quitte du reste. Qu’importe de s’inquiéter perpétuellement de l’étiquette et de la phrase ?

Mets un peu la tête dans tes mains, ne pense pas à toi, mais à moi, tel que je suis, ayant trente-trois ans bientôt, usé par quinze à dix-huit ans de travail acharné, plus plein d’expérience que toutes les académies morales du monde quant à tout ce qui touche les passions, etc., goudronné enfin à l’encontre des sentiments pour y avoir beaucoup navigué, et demande-toi s’il est possible qu’un tel être ait ce qui s’appelle de l’Hâmour. Et puis, qu’est-ce que ça veut dire ? Je m’y perds. Si je ne t’aimais pas, pourquoi t’écrirais-je d’abord, et pourquoi te verrais-je ? et pourquoi te ? Qui donc m’y force ? Quel est l’attrait qui me pousse et me ramène vers toi, ou plutôt qui m’y laisse ? Ce n’est pas l’habitude, car nous ne nous voyons pas assez souvent pour que le plaisir de la veille excite à celui du lendemain. Pourquoi, quand je suis à Paris, est-ce que je passe tout mon temps chez toi, quoique tu en dises, si bien que j’ai cessé à cause de cela de voir bien du monde ? Je pourrais trouver d’autres maisons qui me recevraient, et d’autres femmes. D’où vient que je te préfère à elles ? Ne sens-tu pas qu’il y a dans la vie quelque chose de plus élevé que le bonheur, que l’amour et que la religion, parce qu’il prend sa source dans un ordre plus impersonnel, quelque chose qui chante à travers tout, soit