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CORRESPONDANCE

qu’on les considère ; mais on chérit ceux qui nous prennent à la fois par tous les bouts, et qui nous semblent créés pour notre tempérament. On les hume, ceux-là ! On s’en nourrit, ils nous servent à vivre.

Au collège, je dévorais votre Histoire romaine, les premiers volumes de l’Histoire de France, les Mémoires de Luther, l’Introduction, tout ce qui sortait de votre plume, avec un plaisir presque sensuel, tant il était vif et profond. Ces pages (que je retenais par cœur involontairement) me versaient à flots tout ce que je demandais ailleurs vainement : poésie et réalité, couleur et relief, faits et rêveries ; ce n’étaient pas des livres pour moi, mais tout un monde.

Combien de fois depuis, et en des lieux différents, me suis-je déclamé (seul, et pour me faire plaisir avec le style) : « J’aurai voulu voir cette figure pâle de César… » « Là, le tigre aux bords du fleuve y épie l’hippopotame, etc., etc. » ! Certaines expressions même m’obsédaient, comme « grasses dans la sécurité du péché », etc.

Devenu homme, mon admiration s’est solidifiée ; je vous ai suivi d’œuvre en œuvre, de volume en volume, dans le Peuple, la Révolution, l’Insecte, l’Amour, la Femme, etc., et je suis resté de plus en plus béant devant cette sympathie immense qui va toujours en se développant, cet art inouï d’illuminer avec un mot toute une époque, ce sens merveilleux du vrai qui embrasse les choses et les hommes et qui les pénètre jusqu’à la dernière fibre.

C’est ce don-là, monsieur, parmi tous les autres, qui fait de vous un maître et un grand maître. Il ne