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DE GUSTAVE FLAUBERT.

622. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset] Mercredi soir
[fin octobre, après le 18, ou début novembre 1859].

Tu m’as écrit une très belle et très navrante, très lamentable lettre, mon pauvre Feydeau ! Quand ta douleur sera plus sourde, nous en recauserons. Mais, au nom de la seule chose respectable en ce monde, au nom du Beau, cramponne-toi des deux mains, bondis furieusement de tes deux talons et sors de là ! Je sais bien que la douleur est un plaisir et qu’on jouit de pleurer. Mais l’âme s’y dissout, l’esprit se fond dans les larmes, la souffrance devient une habitude et une manière de voir la vie qui la rend intolérable.

As-tu maintenant cuvé tout ton chagrin ? As-tu bien ruminé l’amère pâture de tes souvenirs ? T’es-tu fait une grande orgie avec ta tristesse étalée ? Depuis quinze jours je peux dire que je songe à toi, à travers tout. Je te vois, seul, dans ta maison, allant et venant par les appartements vides, et t’asseyant devant ta table, et mettant dans tes deux mains ta tête plus lourde qu’une montagne et brûlante comme une forge.

Ne te révolte pas devant l’idée de l’oubli. Appelle-le plutôt ! Les gens comme nous doivent avoir la religion du désespoir. Il faut qu’on soit à la hauteur du destin, c’est-à-dire impassible comme lui. À force de se dire : « Cela est, cela est, cela est », et de contempler le trou noir, on se calme.